Faites parler les images #15

Couvre-chefs

Il a toujours eu une idée derrière la tête. Une idée, petite et jolie, une idée un peu folle. Pas une obsession, pas une idée fixe, rien de lourd ni d’encombrant. Une douce idée, qui souriait sans s’imposer. Alors pour garder son idée au chaud, il portait toujours un bonnet, un chapeau, une chapka, une casquette, voire un simple mouchoir noué aux quatre coins quand l’été se faisait torride.

Il ne se découvrait jamais. Jamais et devant personne. Fier. Mais pas pour autant irrespectueux. Simplement, ôter son chapeau et avoir de l’estime pour quelqu’un, il ne voyait pas le rapport. Par exemple il avait du respect pour l’hiver qui vous transit et vous gèle d’un souffle. Face à lui, se découvrir aurait été une erreur. Fatale. Alors il restait couvert, prenant soin des pensées qui vivaient sous son crâne à la manière d’une poule couvant ses poussins.

Des couvre-chefs, il en avait beaucoup. Pour un nomade c’était un luxe. Tous emmaillotés dans ce grand drap blanc qu’il accrochait parfois entre deux arbres. Deux de ces chapeaux lui étaient particulièrement chers. Tout d’abord le chapeau traditionnel. En feutre bien épais, il n’aurait jamais laissé passer un souffle d’humidité. Toujours chaud, protecteur et imperméable même sous les trombes d’eau de l’automne et les tempêtes de neige de l’hiver. Fidèle et docile, adapté à sa tête comme une seconde peau sur son crâne. Le rabat à l’arrière lui protégeait la nuque avec une efficacité de louve défendant ses petits et sur le devant, les oreilles lui donnaient dans le noir une allure de renard. Ensuite son deuxième chapeau préféré était un cadeau. Cadeau d’un Canadien venu voir si l’hiver était plus rude et les forêts plus sauvages de l’autre côté du pôle. L’homme du Nord-Est et l’homme du Nord-Ouest avaient passé ensemble une saison entière à chasser le jour et à se raconter autour du feu la nuit. Au moment de ses séparer, le Canadien avait regardé le ciel, le soleil qui brillait, les bourgeons prêts à éclater, il avait tendu l’oreille pour entendre le ruisseau redevenu pétillant et il avait ôté son bonnet de fourrure pour le lui donner. Souvenir.

C’est aussi depuis ce jour de la séparation avec son ami canadien que sa petite idée a commencé à devenir une belle aventure. Une première histoire d’animaux, de froid et de courage qu’il racontait avec ses mains faisant des ombres sur la grande toile blanche du drap à chapeaux, le soir au coin du feu. Les doigts rassemblés pour le museau du loup, l’index fléchi pour les oreilles, puis les doigts dressés pour la ramure des rennes, son chapeau devenait un abri et on partait à l’aventure portés par sa voix et guidés par ses mains. Le spectacle s’arrêtait quand le feu baissait, quand tout le monde était prêt à rejoindre dans le sommeil les animaux de la forêt qu’il avait sortis de son bonnet. D’année en année, les histoires étaient toujours plus nombreuses, les animaux et les personnages qu’il faisait naître de ses mains, plus abondants, plus délicats, plus émouvants. Mais si, grâce aux chapeaux, le froid avait toujours épargné ses pensées, les années pesaient de plus en plus lourd sur ses épaules et sur son dos. Ses doigts devenus minces disaient mieux la disette que le festin sur les toiles autour des feux. Ses animaux animés étaient plus contemplatifs, moins aventureux, plus rêveurs. Un jour on retrouva tous ses chapeaux alignés sur un tronc. Il n’en manquait pas un. Chapeaux d’été, chapeaux d’hiver, en peau, en fourrure, en tissus ou en laine, tous étaient là. Offerts. Mais lui, on ne le retrouva pas.

Un moment on le chercha, le policier en uniforme dépêché sur place fit même venir des chiens pour suivre les pistes que les nomades avaient déjà suivies, mais qui se rejoignaient, s’emmêlaient et ne menèrent à rien. Il avait simplement cessé d’être mortel, laissant toute la place à sa légende. Certains l’auraient revu, drapé de brume, appuyé sur son bâton disparu avec lui. D’autres percevaient son esprit dans le vol d’un oiseau, le chant d’une rivière ou la forme d’un nuage. Au Canada, un festival des théâtres d’ombres en plein air a vu le jour. Il est organisé par un ancien trappeur, toujours coiffé d’une chapka de fourrure.

Et depuis ce jour-là, tous ceux qui le connaissaient ou qui ont entendu parler de lui gardent leur chapeau sur la tête quand ils écoutent une histoire au coin du feu, qu’ils vont au cinéma ou regardent une vidéo sur l’écran de leur téléphone.

C’est leur façon à eux de lui rendre hommage, à lui et à sa petite idée, sa si jolie idée : faire bouger les images pour raconter des histoires.

Juliette Derimay

Faites parler les images #15

Juliette et moi vous proposons avec plaisir ce nouvel atelier d'écriture.

Je rappelle le principe de l'atelier d'écriture pour ceux qui nous découvrent.

"Une succession de mots, une phrase, un ou plusieurs paragraphes, voici l’espace que je vous offre pour vous exprimer ici.
Ma photographie ne comprendra ni lieu ni date, afin de ne pas influencer votre histoire, votre ressenti vis-à-vis de la scène, des couleurs, ou de l’ambiance qu’elle dégage.
Vous pouvez publier de manière tout à fait anonyme en laissant un pseudonyme par exemple. Sachez également que l’adresse email, requise pour envoyer le commentaire/texte, ne sera ni publiée ni diffusée, selon le respect de la loi sur la protection des données (GDPR)."

Si vous souhaitez avoir un aperçu du premier atelier, rendez-vous ici.

A très vite pour découvrir vos textes.

Céline

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[…] Et pour lire les textes des autres participants de cet atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-15/ […]

ANTOINE QUESSON

Chapeau bas !

La voilà , elle est là, cette chapka…

Celle que l’on m’avait offert au Canada

Elle est près de moi, elle me tend les bras.

Je la mérite après tout ce temps là.

Certains m’ont vu creuser dans le noir

Tous les jours du matin au soir

Souffrir car je n’y arrivais pas.

Ah !j’en ai usé des manches en bois

J’ai aussi rencontré derrière ce drap

L’histoire de cette femme aux grands pouvoirs

Soignant, apportant le feu à ces gens là

Elle savait guérir la peau et l’âme

Apaisant la douleur des flammes.

Alors sortons les pelles, cherchons ici et là

Echangeons, partageons, coiffons notre chapka

Ouvrons grand nos yeux, nos oreilles, nos bras

Il y a tant à faire ensemble, avec toi, avec moi

Pour proposer, changer ce qui ne va pas

Sortons de ce tunnel, profitons de ce moment là…

Si l’on veut, on peut, on y arrivera.

Ne broyons pas du noir, gardons ensemble l’espoir.

Antoine

ANTOINE QUESSON

Merci à mes inspirateurs, car ce fut difficile, je me suis creusé, je ne me suis pas pour autant cassé la tête… J’aime apporter une lueur d’espoir. Pour ma part, je ne suis pas riche de la culture de ces personnes pour les faire vivre dans leur milieu.

pascal chambon

Bravo Antoine. Joli poème et peu importe qu’ils soient inspirés. Ce blog Célinesque n’est-il pas un lieu de partage ?
Effectivement dans ces contrées lointaines, la vie est souvent difficile à un point tel que nous européens avons du mal à l’imaginer. Pour y échapper, beaucoup se noient en folles traversée. Et ceux qui passent débarquant plein d’espoir, stationnent sur des iles pendant des mois sans autre horizon que les grillages d’un camp.
Alors merci pour ton sourire, ton optimisme nous fait du bien par les temps qui courent.

ANTOINE QUESSON

Merci pour ton commentaire et je me permets de partager ce que j’avais écrit sur ces migrants:C’est MAIN… TENANT ?

Venant de la Syrie sur des copeaux de bois,
On les mène en bateau sans aucun passe-droit.
Planchons sur le sujet. Nous ne sommes pas fiers,
Hommes, femmes enfants, derrière un grillage…Enfer !

Ils sont pointés du doigt, nous les clouons sur place.
En tenaille dans cet étau, ils nous menacent ?
Saurions-nous laisser un peu de place chez nous ?
Bercer cet enfant malade sur nos genoux ?

Je crois, ma foi, qu’avec beaucoup de bonne foi
On pourrait être des passeurs, des gens qui croient,
Des familles d’accueil pour éviter leur deuil,
Des donneurs d’espoir en franchissant notre seuil ?

Chacun peut apporter sa pierre à l’édifice,
Depuis longtemps ils savent fair’ des sacrifices.
Sourire, tendre la main, du pain à manger…
Nul n’est trop pauvr’ pour n’avoir rien à partager.

Céline,merci d’ouvrir ce lieu de partage, de voyage, de découvertes, d’expression, de compréhension, d’accueil.

Céline

Ce texte-poème est poignant Antoine, d’autant plus que le sujet me touche énormément.
Je rebondi à mon tour … en partageant avec vous un texte écrit pour moi il y a quelques années, depuis mon balcon (et je vous joins une image).

Voyage immobile dans les strates de mon village

Immobile, voilà un voyage peu commun pour moi qui aime fouler le sol. Je sais pourtant qu’il n’est pas exclusivement question de kilomètres parcourus ni d’heures de vol accumulées. Le voyage de l’esprit plutôt que celui du corps. Je tente l’expérience sur mon balcon, avec pour maître Lao Tseu, qui nous dit « qu’un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas ».
Ce n’est pas la distance qui enrichit mes découvertes, mais le regard que je pose sur la scène qui se dévoile sous mes yeux, celle que je vois chaque jour, mais que je ne regarde plus avec la même fraicheur.

Les sommets les plus hauts sont encore couverts de neige et les mélèzes n’ont pas encore tout à fait remplacé leur robe hivernale. Ils laissent place, plus bas, aux feuillus frais de printemps, puis aux milliers de pissenlits qui inondent les prés. Au fond du vallon, le son des cloches m’informe que les vaches ont été libérées de l’hiver, elles aussi. La brume, en constant renouvellement, vient chatouiller les cimes, puis se disloque à nouveau. C’est une forme de danse non répétitive dont le spectateur ne peut se lasser. Une rupture du manteau neigeux vient brusquement briser cette sérénité. La montagne ne retient plus sa peine. L’eau s’enfuit de toutes parts. Les cascades sculptent le paysage et accentuent les courbes de la roche qui craque, et se désagrège parfois.
 
Aussi rude qu’elle puisse être, la montagne accueille depuis des générations des hommes sur ses terres. Les dizaines de chalets, plantés là comme une poignée de cailloux que l’on aurait lancé à la volée, semblent être abandonnés, mais j’entends soudain au loin des rires et des cris. Mon regard dévale d’un étage. Plus bas, des enfants jouent. Le terrain de jeu qui les accueille est accolé à un grand bâtiment qui domine la vallée du Rhône. Malgré sa taille imposante, il se fond parfaitement dans le paysage, parmi les autres chalets, puisqu’il est, lui aussi, entièrement bardé de bois.

Ce qui s’apparente à un centre de vacances est en réalité un foyer d’accueil pour des requérants d’asile. Son emplacement central me fait soudain penser aux arbres à palabres d’Afrique, à l’ombre desquels les villageois viennent échanger. Un lieu de rassemblement symbolique, essentiel à la vie communautaire. 

Un minibus se gare devant l’entrée du foyer. C’est Munkhbat, le chauffeur. Il vient déposer une dizaine de requérants. Leur journée de formation est terminée. L’apprentissage de la langue, les ateliers de couture, de cuisine, de bricolage, etc., rythment leur quotidien. Ces activités charpentent leur insertion et leur permettront bientôt de s’intégrer dans leur nouvel environnement social et professionnel.

Dans la cour, les retrouvailles entre les parents et les enfants font naitre de nouvelles discussions. Certains s’installent sur un banc, d’autres sur la balançoire qui domine la vallée. Ils laissent ainsi paisiblement couler la fin de la journée qui aura rempli leurs esprits.
Mais aura-t-elle autant rempli leurs cœurs ?

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Céline

J’avais confiance en toi Antoine, et peu importe dans quel tunnel, quel chapeau ou quelles mains tu as puisé ton inspiration, puisqu’au final, tu nous ouvres les yeux et nous illumine le visage ! Un grand merci … je me réjouis de lire ta suite.

Juliette

Portés autant par le sens que par la musique de tes mots, on ne peut que donner son accord à ce que tu nous proposes ! Merci Antoine

ANTOINE QUESSON

Merci Juliette pour ton message à portée musicale. J’en prends note, pour ma part, j’aime la partition des mots qui, de ci, de là nous enchantent.

Pascal Fellous

Merci Juliette pour cette fable du Grand Nord et cet échange généreux entre deux continents glacés. Nous avons perdu en Occident l’usage du chapeau. Il est même inconvenant souvent de le garder sur la tête. Pourtant quelle élégance jusque dans les années 40 et les films d’Hollywood.
J’aime lire ta collection de couvre-chefs et l’idée qu’ils protègent l’âme.

Juliette

Merci Pascal pour ce commentaire élogieux. Mais question chapeau, je n’ai pas eu trop à chercher trop loin grâce aux images de Céline 😉

pascal chambon

EL PALIDÓ

Il creusait. Depuis combien de temps ? Il ne savait plus. Cela ne se comptait plus en minutes ou en heures. Depuis toujours alors ? Oui depuis toujours. Peut-être même creusait-il dans le ventre de sa mère. Pour en sortir plus vite ? Oui c’est ça. Toute sa vie, s’extraire. Alors il s’était mis à creuser. Quand les gosses des bidonvilles jouaient avec un ballon de chiffon, quand les gosses de riches se promenaient avec une raquette de tennis, lui se baladait avec une pelle. Et sûrement le jour où il serait vieux, si Dieu consentait à l’amener jusqu’à la vieillesse, sa pelle lui servirait de canne. La même pelle depuis le premier jour. On lui avait mis dans la main quand il avait quatre ans.
— Tiens muchacho, prends ça et creuse.
Alors il avait creusé. D’abord une rigole en guise de caniveau. Plus tard un fossé pour passer une canalisation d’eau qui ne s’arrêtait même pas à hauteur du bidonville. Juste elle passait par là, pour livrer l’eau courante à un nouveau quartier. D’ailleurs, la canalisation avait disparu puisqu’il l’avait recouverte, avec sa pelle. Il avait aussi creusé des fosses à la lisière d’un bois. Il savait pas pourquoi, on lui avait pas dit. Juste, le lendemain il avait entendu des coups de feu. Mais cette fois, c’est pas lui qui avait recouvert, alors il savait pas.
Son corps était devenu sec à force de grandir, le visage émacié et les yeux désormais fentes à force de creuser la réverbération du soleil. Avec sa pelle, sur les chemins, à vélo, en bus, ou sur la plateforme des camions de chantiers. Quand il avait faim, il y avait toujours un trou à creuser à coups de sueur. Mais il ne se plaignait pas, la pelle était sa compagne. A force, le manche avait pris l’empreinte de ses mains et ses paumes étaient désormais de bois. Il aimait ce contact charnel. Chaque pelletée était une caresse. Ils étaient heureux. Bien sûr, il avait fini par lui parler et elle lui répondait. Parfois.
Les hommes ne sont pas tendres. Il faisait l’objet de moqueries, du genre,
— Cómo va tu pala, pálido ? »
Les sarcasmes ne l’atteignaient pas. Il ne répondait pas. Et quand des voyous, pour lui voler trois sous ou par pur plaisir, l’avait roué de coup, sa pelle un temps avait servi de béquille. Presque infirmière.

Un jour, on découvrit un filon d’argent. On chercha de la main d’œuvre pour la mine. Non pas qu’il espérait devenir riche, juste il avait vu des hommes avec des outils pour creuser. Alors il se mit dans la file qui serpentait jusqu’au bureau d’embauche. On lui demanda son nom, son prénom. Pour la date de naissance, il put donner une année et un mois. Pas la date exacte. Le préposé a haussé les épaules puis a tendu le stylo. Il savait pas écrire, jamais posé ses fesses sur le banc d’une école. Et comme il pouvait pas signer son contrat à coup de pelle, il avait plongé ses doigts dans l’encre et posé ses empreintes dans la case en bas de la feuille. Surpris, il avait découvert les sillons de ses doigts et s’était demandé qui les avait tracés. Avec quelle pelle, pour qu’ils soient si fins comme des volutes de fumée. On lui avait donné une lampe et un drôle de casque de cuir qui ressemblait à un chapeau de Polichinelle. Enfin pour ne pas attraper froid au retour en surface, un bonnet bleu bordé de fourrure. Un beau bleu incandescent, comme si désormais le ciel et l’océan cherchaient à survivre en ce carré cousu. A partir de ce jour, il avait creusé, creusé, creusé. Le travail était dur, mais il ne le trouvait pas déplaisant. Ils faisaient une chouette équipe, lui et sa pelle. Creuser était leur destin. D’abord de plus en plus loin dans le tunnel où l’on se tenait courbé, puis dans le boyau où l’on marchait plié, parfois même qu’il fallait ramper.

Il embauchait à la mine, c’était encore la nuit. Il remontait à l’air, déjà c’était la nuit. Alors il finit par oublier le vert des arbres, le bleu du ciel, le jaune du soleil, le brun des labours. Effacées de sa mémoire, les couleurs. Seul lui resta le gris de la roche qui déteignit sur la pelle et imprégna la peau. Il était comme une taupe. Creusant de plus en plus profond, sans même savoir pourquoi. Juste la douleur du dos lui rappelait qu’il était fait de chair et de sang. Tout le reste n’était que machine.

Un jour, il se surprit à rêver. Au début en gris puis en couleurs. Ça ne lui était pas arrivé depuis … ? Il ne savait pas. Il ne comptait ni les jours ni les années. Encore moins les pelletées. Le temps ne lui paressait pas interminable, même pas long. Il vivait au présent. Il rêva que s’il creusait avec régularité, peu importe combien de siècles, il découvrirait une merveille de l’autre côté de la Terre. En fait, ce n’était pas pour lui, c’était pour sa pelle. Comme on offre un voyage à Venise à sa fiancée.
Oui ce jour là, il se rappela cette affiche aperçue dans la vitrine d’une agence de voyage. Une des rares fois où adolescent, il s’était aventuré dans le centre ville, pour creuser un trottoir. Il n’avait pas compris pourquoi ces barques noires au milieu des immeubles, pourquoi bâtir des palais à fleur d’eau. Il s’était demandé si les hommes qui avaient réalisé ce miracle ou plutôt cette folie, avaient en mains une pelle exceptionnelle.
Au réveil, sa décision est prise. Il abandonne sa lampe baladeuse. De toute façon, elle l’encombre, il y a bien longtemps que s’est consumée la dernière goutte de pétrole. Il abandonne aussi son bonnet bleu doublé de fourrure parce que là où il va, le froid n’existe pas. Il en est sûr, il l’a vu sur l’affiche, à Venise il fait toujours beau.
Il change de direction, ouvre un nouveau boyau sous ses pieds. Ça n’inquiète personne. Il y a bien longtemps que ses compagnons ne se préoccupent plus de savoir si de temps à autre il remonte en surface. Oublié El Palidó. Il creuse. Des mois à se nourrir de vers, à lécher l’humidité des parois. Il ne sait plus si c’est le jour ou la nuit. Quand sa compagne lui glisse, — S’il te plaît, je suis fatiguée de creuser, » alors tous deux s’allongent et s’enlacent, parfois plus s’ils en ont la force.
Au matin, ils reprennent leur périple. Il ne sait plus dans quel pays il vit. Sûrement a-t-il déjà franchi les frontières. Sait-il encore ce qu’est une frontière ? A-t-il jamais su ? Quelle importance ? Il a entendu dire que partout les hommes parlent espagnol, aussi bien sur les montagnes qui percent les nuages que dans les plaines où les fleuves se prélassent. Alors quand il débouchera tout en bas, à Venise si quelques mots lui restent, il saura bien se débrouiller.
Il regarde la pelle, elle lui sourit. Lui aussi lui sourit.

ANTOINE QUESSON

Très beau texte qui m’a fatigué en le lisant , épousant la peau du personnage . Tu as du te creuser pour produire un texte plein de vie et de souffrances, EL PALIDO verra-t-il le bout du tunnel? Pour Capri, c’est fini, pour Venise… un texte qui pourrait se retrouver en tête de gondole.J’aurais bien vu comme titre: 18 juin, il s’est aussi creusé le Général pour trouver le bout du tunnel. Merci pour ce texte . Je me permets un commentaire un peu léger, moins terre à terre… Très amicalement

pascal chambon

Merci Antoine. Oui j’ai pris grand plaisir à creuser le sillon jusqu’à la folie. Tapoter le clavier est plus léger que tenir la pelle. Et si passent les émotions, sûrement les photos de Céline y sont pour beaucoup.

Celine Jentzsch

Merci Pascal … vous êtes toujours tous dans mon esprit lorsque je sélectionne les images …
C’est aussi une belle opportunité pour moi de montrer des photos que j’aime et qui n’ont jamais été publiées.
On continue alors ???? 😉

Céline

Quelle surprise pour moi Pascal !
Tu me propulses en Amérique du Sud dès les premières lignes, peut-être parce que l’histoire d’El Palido me rappelle un très beau travail photo de (feu) Jean-Claude Wicky sur les mineurs de Bolivie. Je te mets le lien si cela t’intéresse. https://www.touslesjourslanuit.com/fr/photos/mines/nb1.
Et comme je connais le lieu de prise de vue de ces deux images … je ne m’y attendais pas.
Mais quel beau travail d’écriture à nouveau. Une histoire très originale et un personnage qui inspire de l’affection. J’aime le point de bascule, le passage du gris à la couleur, de la dureté à la vie …belle idée qui renvoie au traitement des deux images.
BRAVO et MERCI 🙏

pascal chambon

Sûrement ton escapade en Equateur a orienté ma boussole. Merci pour ce lien et pour tous les compliments 🙂

Celine

Sûrement, l’Equateur a aussi influencé mes projections.
Je m’attends donc à une histoire de danseuse de flamenco pour le prochain atelier 😂👍.

Juliette

Ça c’est du boulot ! creuser un trou, deux, … Mais là, l’idée de départ et vraiment exploitée jusqu’au bout du bout ! Bravo aussi pour la progression qui nous amène à la fin tout naturellement, sans heurt, la folie comme issue évidente. Bien mené, ce chantier, et belle découverte, ce El Palido . Merci Pascal

pascal chambon

Merci beaucoup Juliette. En fait, je m’aperçois de mois en mois, de photo en photo, que j’aime amener les personnages à la lisière, à ce point d’équilibre mental qui bascule vers le démentiel. Privilège de la littérature 🙂

Céline

Passeuse et coupeuse de feu
 
Batbayar ne distingue plus qu’un filament végétal qui change de couleur au cours de la journée. Les steppes ont été anéanties et l’horizon a englouti toute forme de vie et d’espoir.
 
Condamné à la solitude, il cherche derrière chaque silhouette une dernière trace de sa sœur Sayana.
Partie depuis un mois déjà, les ombres projetées sur cette toile du tipi lui rappellent son dernier coup de chapeau. Ils avaient grandi et vécu ensemble pendant 35 ans, sans jamais se quitter. Leurs parents, partis trop jeunes, ont heureusement eu le temps de leur enseigner les valeurs d’une fratrie et le sens du partage. Et il y avait une chose que Sayana partageait au quotidien avec tous ceux qu’elle rencontrait : le feu.

Enfants, ils aimaient jouer à cache-cache dans la grande forêt de mélèzes qui soulignait la rivière à quelques pas de leur yourte familiale. Aujourd’hui c’était au tour de Sayana d’être la chercheuse. Elle aimait s’appuyer et enlacer ces conifères pour compter. Pendant ce temps, Batbayar s’activait pour aller se cacher. Mais à peine eut-il le temps de parcourir du regard un endroit secret qu’il entendit un cri d’effroi. À son tour affolé, il accourut vers sa soeur. Terrorisée, Sayana regardait les paumes de ses mains. Son frère ne comprenait pas et ne voyait rien d’anormal, mais lorsqu’il leva les yeux, il vit la résine de l’arbre se liquéfier. De fines lamelles de papier d’écorce étaient en train de s’embraser. Ils s’empressaient tous deux d’étouffer ces petites flammes naissantes.
Ce jour-là, devant cet arbre devenu sacré, Sayana comprit le pouvoir et la puissance qui jaillissaient de ses mains. La veille, elle avait fait un rêve dont elle n’avait pas saisi l’importance puisque cela ne s’inscrivait pas dans sa culture mongole. Dans une vie passée, elle avait été sorcière.
Elle devait guérir son lien karmique avec le feu et l’utiliser à présent pour donner la vie. 
Très jeune elle avait ainsi été désignée par les esprits de la nature pour transmettre le feu sacré de village en village, de yourte en yourte, de famille en famille.
Elle apprit rapidement à maîtriser le volcan qui dormait au creux de ses mains et pouvait dorénavant embraser des brindilles d’herbes odorantes sur simple demande aux esprits. 

Passeuse de feu, elle allait à la rencontre des nomades avoisinants pour les réchauffer, les nourrir et surtout illuminer leur cœur, même les mois les plus difficiles.

Au fil des années, Sayana s’éloignait toujours plus pour continuer à dérouler cette fibre lumineuse et revenait toujours plus tard le soir, à la lueur de sa lampe à huile. 
C’était une femme d’une grande sensibilité. Sa mission n’était pas des plus reposantes, mais elle était courageuse, engagée et pleine de ressources face aux mouvements de la nature.
Sa tresse couleur charbon était si lourde qu’elle ne décollait pas de son dos, même à plein galop. Son regard de braise était adouci par chaque battement de cils et déclenchait souvent de l’admiration et de la tendresse de ceux qu’elle croisait.

Par un concours de circonstances, elle découvrit un jour qu’elle pouvait également apaiser ceux qui avaient été brûlés. Grâce à des incantations, qu’elle seule comprenait, elle était capable de soulager des brûlures en quelques minutes seulement. Lorsqu’elle était sollicitée pour guérir, elle se munissait toujours d’une paire de ciseaux afin de matérialiser ses prières et de couper le lien qui reliait l’esprit du feu et la personne brûlée.

Chaque soir, allongée dans son lit, elle luttait pour ne pas fermer les yeux. Elle ne voulait pas redonner tout de suite ces images capturées quelques heures auparavant. Elle désirait se nourrir encore et encore des paroles échangées, des pactes de silence avant d’accueillir la première étincelle, des yeux ronds et bistrés de ces hôtes qui brillaient à la lueur de ces flammes qu’ils voyaient pour la première fois. Mais le poids de la nuit et l’épuisement des longues heures de chevauchée dévoraient ces instants déjà devenus souvenirs.

Batbayar appréhendait ce moment où les voyages seraient trop longs pour qu’elle puisse encore rentrer à la maison. Sa sœur avait choisi sa voie et il n’entendit plus que rarement parler de cette passeuse et coupeuse de feu à la chapka en poil de renard. Puis plus rien.
 
Feu Sayana, fille des steppes.


Céline Jentzsch

Juliette

Bravo Céline et bienvenue dans ton atelier d’écriture ;-). Premier essai très bien transformé avec ce conte magique qui en dit beaucoup sur les gens qui vivent suffisamment près de la nature pour savoir encore apprécier la valeur, les bienfaits et la puissance du feu. Sans oublier le petit côté symbolique qui ajoute encore à l’ambiance dans laquelle tu nous emmènes. Merci pour le voyage dans les steppes comme dans un autre monde !

Céline

Premier essai ??? En es-tu sûre ? J’ai pourtant l’impression d’avoir chaque fois écrit avec vous. Mes brouillons doivent certainement trainer quelques part … 😂.
Mais merci pour cet accueil et ton retour sur cet essai.

ANTOINE QUESSON

Merci, Céline. A la lecture, j’imagine dans tes yeux, dans ton regard, des personnes que tu as rencontrées, des paysages dans lesquels tu es passée, du réel, tes découvertes, tes rencontres. Tu nous transmets le feu en toi qui n’attend que de s’embraser pour un paysage, un regard, une personne et que tu nous partages par tes photos si expressives.Encore merci, tu nous apportes une ouverture au monde, des découvertes, une certaine philosophie de la vie, de la protection de soi et de la nature. Le feu détruit mais avant tout il réchauffe, et crée des liens. Utilisons nos puissances intérieures, nos sens. BRAVO.

Céline

Merci pour ce joli commentaire Antoine 🙏. Il est très encourageant pour moi qui ai délaissé l’écriture depuis quelques mois maintenant.
Il y a certainement une part de vécu, des images qui revivent, des personnes qui refond surface au fil des mots et des expériences personnelles qui inspirent également.
Je me réjouis de te lire bientôt 😉 …

pascal chambon

Eh, eh, bienvenue à bord. Tu as osé prendre la plume. Alors, comment se sent-on dans son propre chez soi ? Que penses-tu de la photographe ? 🙂
Quel beau voyage, tu nous proposes et belle audace que d’évoquer un personnage absent. Une belle âme, pleine de feu, d’écoute et de générosité. Mais finalement, quand on écrit, de qui parle-ton si ce n’est de soi ? Sayana, sors de ce corps, on t’a reconnue !!!

Céline

🤗 Merci pour cet accueil !
J’étais sûre d’avoir déjà écrit pour mon blog et cette rubrique 🤔😂.
C’est pas mal aussi de participer, surtout quand on met toute attente et complexe de côté.
A vrai dire ce diptyque est celui qui m’inspirait le moins, puis l’idée a pris feu d’un coup en pleine nuit !
Je l’avoue, j’ai aimé me projeter dans ce personnage féminin. Je chevauchais avec elle et respirait l’odeur camphrée des steppes.
Je partage une image qui pourrait être Sayana, fille des steppes.

Copyright@CelineJentzsch_CEL4796.jpg
Céline

Un tout grand merci Juliette pour cette belle introduction à ce nouvel atelier ! Comme toujours, c’est un vrai plaisir de lire tes histoires et de plonger dans tes univers.

Je me suis prise au jeu et j’ai le plaisir de participer aussi à cette rubrique 🤗. En espérant faire honneur à tous ces textes de qualité.
Des bises.

Antoine

Chapeau bas, nous rêvons au retour de ce théâtre d’ombres valorisant la création et l’imagination. Merci pour cette amorce à laquelle on se laisse prendre très facilement. Il va falloir maintenant, avec plaisir prendre ce couvre-chef pour continuer à créer et proposer une animation.

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