Faites parler les images #12

Les mots

Avant de se poser, l’avion survole le terrain de foot. Oasis de jeu et de jeunesse, sans dattes et sans palmiers. Quand je suis parti, il n’y avait rien entre les pierres de ce pays et moi, pas même une semelle de chaussure. Et aujourd’hui, entre ce pays et moi, il y a un costume trop cher, un siège en cuir, un avion privé, beaucoup d’air. Et une histoire. Le terrain est toujours là, plus vert qu’avant, d’un vert agressivement synthétique, mais toujours là. Piquet, mât, borne, point de référence où je pourrai attacher mes amarres quand le jet se posera.

Autour du terrain, les buissons secs aux feuilles revêches, les montagnes épluchées par le vent et le sable. Pas de panneaux, pas de publicités, juste des rêves pour retenir les ballons volages. Comme avant.

Avant, les panneaux, c’était ma mère qui les peignait. Dans ses robes colorées, elle peignait de tout, pour tout le monde. Sauf pour le foot, qui ne pouvait pas se payer de panneaux. Appliquée, méticuleuse, acharnée. Assise sur une caisse retournée avec ses bouteilles en plastique remplies de couleurs, les bouchons pour palette. Enseignes de magasins, publicités, paysages pour touristes, même des panneaux de circulation. L’odeur vous prenait et vous attachait les mains dans le dos. Une odeur qui enchaine, poisseuse comme les fonds de pots au matin, des solvants qui emplissent les poumons jusqu’à ne plus laisser aucune place à l’air. Ma mère le savait, elle qui nous envoyait jouer au ballon, mes frères et moi, quand elle sortait ses pinceaux.

Maintenant je suis une star du foot, j’ai de l’argent. Beaucoup d’argent. Mais je n’ai plus de mère. Elle est là, sous cette terre, avec une simple pierre pour lui faire un peu d’ombre, une pierre vide, nette, sans peinture, sans nom, sans rien.

Je n’inscrirai rien sur la pierre de ma mère, tout ce que j’ai à lui dire, ça restera entre elle et moi. Ce que j’ai à dire aujourd’hui est écrit dans les livres. Moi qui ai toujours manqué l’école pour jouer au ballon, maintenant je me construis avec les livres, j’amasse les mots, je les apprivoise, je les caresse sans qu’ils me mordent, je sais les placer où il faut et quand il faut pour que mon monde vide se remplisse enfin d’une vie épaisse et dense. Aux gamins du village, je n’amène pas que des ballons et des chaussures à crampons, je leur amène des livres. Pour qu’ils aient les mots pour dire le monde, pour le comprendre et pour y faire leur place d’homme. Une place d’homme, pas une place de marionnette joueur de ballon. Je veux leur offrir la nuance, la subtilité, la réflexion, la connaissance, l’explication, le débat. Pour qu’ils puissent comprendre et dire avant qu’il ne soit trop tard, tout ce qu’ils portent en eux. Pour qu’ils puissent saisir avant de songer à partir, à quitter leur pays et leur mère, l’abime que les hommes ouvrent avec des mots entre expatrié et migrant.

Juliette Derimay

Faites parler les images #12

J'ai le plaisir de vous présenter ce nouveau diptyque, accompagné comme toujours par une première histoire très inspirante de Juliette.

En espérant que cette combinaison d'image saura vous inspirer.

A très bientôt,

Céline

(Si vous souhaitez relire le principe de l'atelier d'écriture; rendez-vous ici)
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[…] Et pour lire les textes des autres participants à l’atelier, c’est ici : http://celinejentzsch.com/faites-parler-les-images-12/ […]

Alexandra (Alex)

– Alors Alexandra, à ton tour. Tu vas bien trouver une histoire à raconter n’est-ce pas ?

Alexandra baisse la tête et rentre son menton dans le creux de son col roulé. Discrètement elle commence à mordiller sa lèvre du bas, déjà effeuillée par les leçons précédentes. Sous la table, ses petits doigts se contorsionnent, s’entremêlent avec crispation, tout comme ses pensées. Plus elle réfléchit et plus le brouillard prend de l’altitude pour venir brouiller les seules pistes qui étaient en train de naitre.

– A priori il n’y a aucun lien évident entre les deux images, dit la maitresse. Sauf que tous les autres écrivains ont en trouvé un et souvent avec poésie et originalité !

– Il y a la couleur verte en commun ? dit Alexandra timidement. Il y a la géographie peut-être ? Il y a le bleu du ciel et des bouchons ?

– Oui, mais cela ne fait pas une bonne histoire ! Et parle plus fort s’il te plait, que tes camarades t’entendent. Tu pourrais peut-être voir au-delà de la forme. Essaie de te mettre dans la peau de la photographe, de t’immiscer dans ses pensées lorsqu’elle a pris ces photos et lorsqu’elle a décidé de les unir par exemple. Commençons par analyser chaque image individuellement. Que vois-tu sur la première image du stage de foot.

– C’est un stade de foot. Artificiel, car l’herbe ne pousse pas ici, je crois. C’est le désert.

Tout en acquiesçant cette évidence en tapotant le sol du pied droit, la maitresse fronce les sourcils et soupire. 

Alexandra prend une grande inspiration, confiante, elle se redresse et poursuit.
– La lumière est intéressante parce qu’elle coupe l’image en deux. La partie sombre à gauche, et la partie ensoleillée à droite. Cela suggère la dualité, comme le masculin et le féminin, le cerveau gauche et le cerveau droit. Une manière visuelle de montrer que le stade de foot a deux camps, tout comme notre personnalité, avec nos ombres et nos lumières. Certains jours nous gagnons du terrain d’un côté et d’autres, nous avançons de l’autre côté. Moi aussi j’aime bien jouer au foot, ce n’est pas qu’un jeu de garçon.

– Assez, je ne te demande pas de me raconter ce que tu aimes ou pas. C’est un peu léger et tiré par les cheveux comme description, mais passons. Et la seconde image ?

– L’image est également coupée en deux. A gauche, la partie féminine et à droite, la partie masculine. Les bouchons sont presque tous bleus, la couleur que l’on attribue aux garçons. Cette femme africaine est en train de peindre un prénom. Je ne connais pas le genre de ce prénom, Taku. Alors comme il est au centre de l’image, il pourrait être masculin ou féminin. Ce centre, c’est comme le milieu du stade, c’est l’endroit où les deux équipes et les deux polarités se rencontrent. C’est le point d’équilibre nécessaire à tout être humain, à toute chose sur terre.

– Bon, c’est mal parti, mais comment pourrais-tu dorénavant lier ces deux images avec ces éléments ? Essaie d’être brève s’il te plait, tes lecteurs vont s’ennuyer si rien ne se passe et si tu tournes autour du pot. 

Alexandra sent la colère monter en elle, car elle sait très bien que la maitresse ne l’aime pas, elle, la seule fille de sa classe. Elle ne l’avait pas choisi, cette place centrale, au milieu de tous ces garçons.
Une vague d’énergie et d’émotions l’envahit, la submerge et l’étouffe. Elle sent qu’elle frôle une nouvelle crise. Alors, comme elle a appris à le faire dans ces moments, elle ferme les yeux, prends quelques profondes respirations et plonge à grande vitesse dans son tunnel.

Elle saisit le plateau de peinture et comme soufflé par une explosion, le lance passionnément en l’air. Les bouchons, remplis de peinture blanche se mettent à éclabousser toute la salle de classe au ralenti. Les trainées poursuivent leur trajectoire vers le ciel et répandent dorénavant leurs pigments dans l’immensité de la voute celeste. Elles s’effilochent au fur et à mesure qu’elles avancent et finissent par créer des milliers de points lumineux dans l’espace infini. Ici tout est à sa place, tout est juste, tout est en accord, tout est en équilibre. Poussière de lumière je suis.

– Alexandra ! Le cri de la maitresse fait violemment chuter l’esprit d’Alexandra. Alors, on t’attend ? 

Bienvenu dans la matière !

Celine Jentzsch

Alexandra l’écolière est de retour !
Doit-on s’attendre à une trilogie avec l’atelier suivant 🙂 ?
Merci en tout cas pour ta participation et pour nous rappeler, qu’enfant, nous arrivions bien plus facilement à voyager dans cet autre espace temps !

NICOLE

Merci Juliette pour un texte touchant et efficace à la fois. Je me suis permis de reprendre la balle au bond. Vous nous donnez le la, il a trouvé un écho dans ma petite mélodie.

Juliette

Quand il y a une balle pour une, il y en a pour vingt-deux ! Bienvenue dans la partie, Nicole.

NICOLE

Les tourments de la girafe

Non mais qu’est qu’elle me fait là ? C’est moi ça dans le coin ? Et on a la prétention d’être peintre ? On dirait la girafe Sophie en moche. Un jouet de touriste francophone, voilà à quoi je suis réduite. Un jour j’en ai chipé une dans une poussette. L’avantage d’avoir le cou long. J’ai voulu y goûter puisqu’ils sont tout le temps en train de sucer une patte ou la tête de leur « Sophie ». Et bien j’ai tout recraché, c’est pas bon. Et les gens laissent leurs petits téter et mordiller ces choses à longueur de journée ! Dès qu’ils ont un enfant avec eux, j’ai droit à un « Regarde, la girafe Sophie ! ». Une obsession. C’est irritant au bout d’un moment…

Mais pourquoi moi sur un de ces attrape-touristes ? Je croyais qu’on était amies ! Cinq ans que j’existe et qu’elle vient s’assoir près de mon coin favori avec son attirail de peintre, qu’elle me parle de sa vie tout en répondant aux touristes qui lui adressent la parole. Ils prennent des photos de nous deux, ils disent qu’on est « mignonnes » ou « trop belles », « lovely », « so schön »… J’adore quand ils font ça. Des gens lui achètent ses petits panneaux, ils sont fascinés par ses bouchons pleins de peinture. Moi, ce sont ses mains qui m’hypnotisent, ses longues mains brunes qui bougent quand elle parle, et ses dents qui étincellent quand elle sourit. Je suis fière à ces moments-là. Ça m’est égal d’être « en semi-liberté » dans cette réserve. Parce que j’ai une amie, et pas n’importe laquelle !

Non mais je rêve… elle en fait une deuxième ! Ah elle est belle l’amitié ! Aux armes, citoyens, si c’est comme ça, je vais exercer des représailles ! Ça tombe bien, elle a mis sa robe avec des feuilles dessus. On dirait qu’elle fait partie de l’arbre, celui derrière son dos et que c’est lui qui l’habille. Et moi j’ai faim tiens, tout à coup, je mangerais bien une feuille, là, maintenant… Dispositif en place… J’étends le cou… et j’attrape une feuille de sa robe. Et je tire dessus un bon coup, voilà. Et si elle se déchire la robe, et bien tant pis. Il y a des limites à ce qu’une girafe qui se respecte peut admettre.

Comme représailles, c’est raté… Elle rit, comme si je lui avais fait une bonne blague. Dramatique incommunicabilité des consciences comme dirait mon soigneur qui aime bien philosopher. Que dit-elle pour sa défense…Ç’est une commande et il faut qu’elle se dépêche parce que le client passera ce soir la chercher. Il prend l’avion demain pour repartir en Europe. Sa fille adore les girafes (elle a une Sophie, donc il fallait que ça ressemble au jouet, tiens donc, comme c’est original), mais elle a écrit mon nom Taku sur le panneau, à la demande du père parce qu’il me trouve très belle et qu’il lui parlera de cette girafe et de son amie peintre, là-bas dans leur pays lointain. Mmm… c’est gentil et attentionné, je veux bien le reconnaître. Quand même, elle aurait pu prendre deux minutes pour m’en parler mais bon, apparemment c’est aussi une histoire d’amitié.

C’est un ami de son fils à elle, oui elle m’en parle souvent, celui qui est parti sur un autre continent, Léopold. C’est un bon fils, c’est vrai, généreux et attentionné, j’en conviens. Même si mon soigneur le philosophe dit que j’en suis jalouse. C’est absolument faux, c’est juste que ses visites me fatiguent et donc, après, je veux qu’on me laisse tranquille dans mon coin pendant un jour ou deux. D’après lui ça s’appelle bouder parce qu’on est jaloux. C’est un drôle de garçon Léopold. Il gagne pas mal d’argent apparemment et il a fait installer un terrain de foot artificiel, là-bas, au pied des collines pour les jeunes de son village d’origine. Je peux le voir d’ici, vert éclatant sous le soleil… toujours cet avantage d’avoir le cou long.

Elle est toute gaie, et moi je suis contente car je n’ai pas abîmé sa robe. On est toujours amies. Heureusement.

Juliette

Jolie histoire toute légère, avec une narratrice inattendue qui nous fait prendre de la hauteur ! Bravo Nicole et merci pour le rappel : il n’y a pas que les humains sur Terre …

Céline

Bonjour Nicole,
J’ai adoré la fraicheur de votre histoire. Les malheurs (et bonheurs aussi) de cette Sophie la giraffe nous font voir l’envers du décor avec les habitudes des humains.
Très joli, un grand merci pour votre participation, elle aura toute sa place dans un futur livre 😉. A bientôt,
Céline

Dorothée

Quand elle peignait, Maryam s’évadait. Elle laissait ses pensées tournoyer, se répandre, se perdre puis se retrouver.
En ce moment, ses pensées avait le goût d’un fruit pourri. pourri comme les hommes blancs et leurs fausses promesses. Quand ils étaient venus dans leur gros quatre-quatre, la curiosité et l’excitation avaient rapidement gagné tout le monde. Sur la grande place, ils avaient exposé leur projet, mettant des étoiles dans les yeux des enfants et des parents, de tous les hommes et les femmes du village. Pour la coupe du monde, ils avaient besoin d’assurer l’entrainement des champions du pays dans un endroit calme et reculé. En échange de l’occupation de la vallée, où ils aménageraient un terrain de foot, ils avaient promis des millions de choses. De l’achat de nourriture pour les joueurs, des séances de jeux avec les enfants une fois la compétition passée, des emplois pour assurer le ménage de leur logement et l’entretien du terrain, des retombées touristiques pour le parc Taku quand le pays apprendrait où les joueurs s’étaient entrainés… Maryam, comme les autres, en avait eu la tête qui tournait.
Quelques jours plus tard, de gros engins bruyants avaient pris possession de la vallée, arrachant, aplatissant, terrassant le moindre arbuste. Un avion avait livré une pelouse en plastique et des buts tout blancs, que des ouvriers chinois avaient installés. Puis tout le village s’était mis sur son trente-et-un, attendant le grand débarquement imminent. Un jour, deux jours. Une semaine. Un mois. En vain.
C’était il y a six mois. Depuis, le village était maussade. Et Maryam, elle, était devenue une maman au coeur déchiré pour son garçon, qui rêvait tant de rencontrer ses idoles.

Pascal Chambon

Joli texte Dorothée. Si tristes les espoirs sans retour.

Dorothée

Merci Pascal, j’ai adoré ton Taku ! Il m’a presque réconcilié avec le foot 😁 !

pascal chambon

Merci Dorothée pour tes mots. En vérité, j’ai le sentiment que ma nouvelle n’est pas un hymne au foot. Plutôt un coup de foudre imaginaire, qui plus est à travers l’image rencontrée par hasard, à travers une vitrine au coin d’une rue. Y-a-t-il encore sur cette planète quelqu’un(e) qui ne connaisse rien au foot, qui serait totalement vierge sur le sujet ? C’est peu probable. J’ai le sentiment qu’au milieu du désert ou dans les montagnes du Tibet, le foot fait partie de la culture universelle. A tort ou à raison. L’imagination stimulée par les photos de Céline, je me suis éloigné de la réalité pour me lancer dans un conte moderne, où le Prince charmant ne se rencontre pas dans un bal, d’autant plus qu’il n’est qu’une image qui porte le numéro 9.

Dorothée

C’est justement ce prisme presque naïf, ce regard tout neuf sur ce qui se passe sur le terrain à travers le petit écran magique qui m’a fait cet effet. Quel talent !

QUESSON Antoine

Espoirs déçus. Pas facile alors de retrouver la confiance . Il y aura d’autres matchs à gagner ,en équipe, mouillons le maillot; Merci pour ce regard.

Dorothée

Merci à toi Antoine. Tes émaux m’ont beaucoup plus, tes guerrières encore plus :).

Juliette

Triste histoire, qui a malheureusement un arrière-goût de réalité. On y croit, presque trop. Pourtant c’est un belle description des espoirs agités comme des hochets, nous aussi, on aimerait tant y croire…

Dorothée

merci Juliette, j’espère toutefois que le monde ne tourne pas toujours aussi mal que je l’imagine !

Céline

Merci beaucoup Dorothée pour cette histoire, triste oui, et qui me renvoie bien sûr à certaines scènes que je peux voir lorsque je voyage. Fiction mais réalité également. J’avoue qu’il m’est arrivé de ne plus vouloir être voyageuse « touriste » …

pascal chambon

  

Je ne l’ai vu jouer qu’une fois. Ou plutôt aperçu par hasard. Un jour que j’allai à la ville, à vrai dire pour la première fois. A un croisement de rues, se tenait un attroupement, surtout des hommes et leurs fils. Je me suis approchée, hissée sur la pointe des pieds et entre deux épaules et trois têtes, j’aperçus un empilement d’images qui bougeaient derrière une vitrine.

—  ­Qu’est-ce que c’est, ai-je demandé ?

—  D’où tu sors ? C’est la Coupe du monde.

—  La coupe du monde, ça se passe dans quel village, dans quelle province ?

Mon voisin a éclaté de rire.

—  Dans quel village !? Mais diable c’est pas possible, tu tombes du ciel. Ça se passe de l’autre côté de la Terre.

Sans me donner plus d’explications, il s’est tourné vers les boites lumineuses derrière la vitrine. Suivant son regard, j’aperçus des hommes courir sur un grand tapis vert et frapper une balle avec leurs pieds. Seuls ceux prisonniers dans une grande cage blanche, sûrement plus intelligents que les autres, la touchaient avec les mains. Au milieu, il y avait un homme en noir qui courait tout le temps mais ne touchait jamais la balle, ni avec les pieds ni avec les mains. Pourtant, il avait l’air d’être le chef. C’est sûrement pour ça qu’il se fatiguait moins. En vérité, pour moi tout cela était assez étrange, une cérémonie incompréhensible.

A cet instant, pour la première fois j’ai entendu “Taku”. D’abord comme un murmure, puis de plus en plus fort. “Taku, Taku, Taku”, criaient tous ceux qui m’entouraient. Et j’ai compris que Taku était le nom d’un coureur de balle, celui qui portait le numéro 9 sur le dos. Les autres tentaient de le rattraper mais Taku semblait fort comme le tigre et rapide comme le faucon. Parfois, l’image montrait le visage de Taku après l’effort. Il transpirait à grosses gouttes mais avait toujours un sourire aux lèvres comme un grand enfant heureux de vivre malgré la course pour échapper à ses poursuivants. Quand Taku souriait, je ressentais de la joie. Parfois, d’autres visages apparaissaient mais ils n’étaient pas aussi beaux et ne souriaient jamais. Il arrivait même que certains tombent par terre et se roulent en boule mais le chef en noir leur donnait l’ordre de se relever très vite ou alors il sortait un carton jaune.

Au bout d’un long moment, les coureurs de balle ont quitté le champ vert et ont disparu dans un grand tunnel sombre.

—  Ils sont tous punis, ai-je demandé ?

—  Mais quelle cruche tu fais, m’a répondu un homme, c’est la mi-temps.

Je ne savais pas ce que pouvait être la moitié du temps mais comme la foule agitait toujours ses drapeaux et continuait à chanter et danser, je suis restée là, à attendre devant le magasin d’images. D’ailleurs autour de moi, hommes et enfants faisaient de même. J’ai juste profité que quelques uns soient partis s’acheter une bière, pour me glisser plus près. Au bout d’un long moment, l’homme en noir est ressorti du tunnel suivi par les coureurs de balle. Je m’inquiétai de ne pas voir Taku mais il apparut le dernier, sautillant comme un cabri. Et les cris de la foule l’ont salué comme un dieu.

Le chef a sorti son sifflet et les hommes se sont remis à courir en tentant de conserver la balle.

—  C’est quoi leur métier en vrai, ai-je demandé. Qu’est-ce qu’ils font quand ils ne courent pas ?

Mon voisin a haussé les épaules comme si j’avais dit une énormité. Puis il a ajouté,

— Ils roulent en Ferrari.

Je n’ai pas osé demander ce qu’était une Ferrari mais comme il avait dit “roulé”, j’ai imaginé un char paré de soieries ou un vélo à mille roues.

J’en étais là de mes pensées quand à nouveau, “Taku, Taku, Taku” a résonné à mes oreilles. C’était comme une vague de plus en plus proche. Alors j’ai plongé mon regard dans le mur d’images et j’ai vu Taku slalomer entre des corps et des jambes tentant de faire barrage à sa course. En vain. Quand Taku, après une longue chevauchée, a franchi une ligne blanche, le gardien de la cage s’est abaissé tête en avant et a écarté les bras comme une araignée géante et monstrueuse. Alors me croirez-vous, Taku n’a pas eu peur. Il a soulevé la balle avec son pied droit, l’a fait rebondir sur sa poitrine puis avec le pied gauche, l’a fouetté fort, juste avant qu’elle retouche le sol. La balle a volé, dessinant une courbe limpide. L’araignée s’est dépliée, allongée mais ses doigts de cuir n’ont fait qu’effleurer l’étoile filante. Une fraction de seconde, j’aperçus le regard globuleux et désespéré de l’araignée avant qu’elle ne retombe lourdement sur le sol. Quand la balle a fait trembler les filets, on a entendu “Takuuuuuuu goooaaal” tel un grand cri de joie tout autour de la Terre. Aussitôt ses amis lui ont sauté dessus, l’ont écrasé, j’ai tressailli mais heureusement c’était pas pas pour lui faire mal, juste pour le serrer dans leurs bras. Taku est ressorti indemne du tas d’hommes, et à ma grande surprise a saisi le ballon avec les mains pour saluer la foule. Puis soudain, il a fait demi-tour à toutes jambes, s’est arrêté juste devant moi, m’a fixé droit dans les yeux avec un immense sourire, le plus beau des sourires et très vite m’a soufflé un baiser. Mon cœur a battu fort, si fort comme si j’étais née à cet instant.

La cérémonie a repris mais sans entrain, tous avaient hâte qu’elle finisse.

Quand l’homme en noir a sifflé, Taku et ses amis ont fait une grande ronde et ont sauté de joie. Ceux qui avaient une chemise et une culotte d’une autre couleur semblaient désespérés, certains même pleuraient allongés sur le tapis vert.

Enfin une musique a éclaté, bizarrement sans musiciens ni instruments. Des paillettes d’or sont tombées du ciel. C’est à ce moment que Taku a soulevé une grande coupe ciselée qui semblait bien lourde. Mais Taku était si fort. Au bout de longues minutes, tous ont disparu dans le long tunnel.

Dans la vitrine les images se sont éteintes, autour de moi hommes et enfants se sont éparpillés. Je suis restée seule immobile, chamboulée.

 

De retour dans mes montagnes désertiques et poussiéreuses où la couleur verte n’existe pas, je n’ai qu’une idée en tête, le baiser de Taku à travers la vitrine d’images. La nuit, je rêve de ses jambes de léopard, du moment où tel un faucon en vrille, ailes déployées, il a levé la balle, puis frappé avec l’autre pied. Même qu’il l’a refait plusieurs fois de suite, et au ralenti. Par quelle magie peut-on réussir un tel exploit ?

 

Ce matin au réveil, j’ai natté mes cheveux puis fait cuire une galette contre la paroi du four de terre. La journée s’annonçait pareille à celle d’hier et de demain.

Je menai mon troupeau sur la longue piste. Les bêtes grimpaient sans se presser, sûres de la destination, sans affolement malgré la poussière levée par le vent. Mais au franchissement de la crête, elles ont semblé hésiter un instant. Quand j’ai rejoint la tête du troupeau, mes yeux se sont agrandis, mon cœur a battu plus vite. Au creux de la vallée, s’étalait un immense et magnifique tapis vert encadré de deux cages blanches au milieu du désert. Je restai là, immobile. Puis après une longue hésitation, parce que je ne savais pas si cela était réservé aux hommes, je me suis approchée. J’ai posé le pied sur le tapis, d’abord la pointe de ma sandale puis la semelle entière. Alors, la musique a retenti, les drapeaux se sont levés. Et Taku…

Pascal Chambon, « TAKU” Octobre 2020.

 

Antoine

Beau reportage, il ne manque que les voix de Thierry Roland et jean Michel Larquet. Tu as gagné la partie. Bravo, et TAKU…………….

pascal chambon

Merci beaucoup Antoine. Il n’y a pas de T à Larqué parce que le Tir ailleurs 🙂

Antoine

Je suis touché par ton commentaire mais pas abattu. Tu as atteint ta cible. Merci pour ta lecture et ta remarque très pointue.

Céline

Je savais que le foot allait t’inspirer Pascal😉.
Un mini scénario qu’on aimerait voir en image, en film même. C’est très beau et la montée sur la crête annonce une fin puissante.
Je ne sais pourquoi cela me renvoie à un film que j’ai vu récemment « Le garçon qui dompta le vent « (Chiwetel Ejiofor). Rien à voir avec le foot, mais lorsque je lis ton texte je retrouve l’Afrique, les couleurs sable, chaudes, pastel et la beauté d’une femme, son regard plein
de surprise et d’admiration. Vraiment MERCI. Une belle pépite dans le livre.

pascal chambon

Merci beaucoup Céline. Je ne connais pas ce film mais j’avais repéré depuis longtemps ta photo incroyable et surréaliste de ce terrain de foot au milieu de nulle part.

NICOLE

Un beau regard, innocent et émerveillé sur une activité bizarre, révélatrice d’une figure de rêve. Taku a de la chance de susciter un pareil enchantement. En tout cas, on s’y croît et on vibre à l’unisson.

pascal chambon

Merci beaucoup Nicole.
Chouette texte aussi raconté par cette girafe militante. Elle dresse le cou parce qu’elle ne peut dresser le poing, ou comme dirait Antoine, « faire le cou(p) de poing » 🙂

Juliette

Pas si simple de voir le foot avec les yeux de la première fois quand on connait ses subtilités depuis l’enfance… Exercice très bien mené, moi j’y ai cru à cette première fois devant la vitrine à images, merci Pascal pour cette belle renaissance du jeu de ballon !

Alexandra (Alex)

Ah Pascal quel voyage à nouveau. Bravo, je vous admire tous pour votre imagination et votre maitrise des mots ou des maux, comme dirait Antoine.

Laurent Massot

L’herbe qui ne meurt pas…

Partis, ils sont tous partis, à la guerre ou sur des bateaux, risquer leur chance contre des balles ou l’océan.
Il ne reste que Fatou, l’institutrice, au bord du terrain.

Fatou n’a plus d’élèves, plus de maison, elle habite dans son école oû elle a posé un vieux matelas troué sous le tableau noir de l’unique salle de classe.

La journée, il fait tellement chaud que l’herbe synthétique semble flotter entre les montagnes poussiereuses. Pourtant elle aime s’assoir à l’abri du mur et se souvenir de leurs rires et de l’insouciance de leurs courses désordonnées.

Elle se rappelle des prénoms de chacun et s’amuse à les peindre sur des petits bouts de métal. Ça ressemble presque à des amulettes et, même loin, comme une mère inquiète, elle espère ainsi les proteger de la folie.

Le fanatisme et la faim ont ravagé son pays, ses rêves, mais Fatou croit que si on peut faire pousser de l’herbe qui ne meurt pas en plein desert, alors, peut-être que des enfants reviendront.

QUESSON Antoine

Le reflet des conditions de certains. Chacun peut apporter des grains de sable pour bâtir, mais tout reste fragile. Essayons de mettre un peu de couleur pour revivre.La balle est dans notre camp.A nous de rebondir. Merci

Laurent Massot

Ne pas perdre espoir surtout.
Désolé si j’ai un peu plombé l’ambiance!

Céline

Merci Laurent pour ton retour sur le blog ☺️.
C’est une histoire très émouvante puisqu’on peut facilement imaginer certaines personnes vivants des conditions et des évènements similaires.
Gardons la couleur verte en tête … Gardons espoir !

Juliette

Quand l’espoir tient à des brins d’herbe synthétique, c’est qu’il n’est pas bien grand… Mais il est toujours là ! Merci Laurent de lui avoir gardé une place.

QUESSON Antoine

Couleurs d’émaux

«  Je termine ce panneau que l’on m’a commandé pour la réserve d’animaux et je commence la peinture représentant ces joueurs qui ,me dit-on, courent après un ballon. Ce qui est étrange ce sont ces trois couleurs mises à ma disposition, du BLEU pour le ciel, la mer, du BLANC pour la neige, la pureté, du ROUGE pour le sang , le fer que l’on travaille au sortir du foyer de la forge… un beau pays sans doute…

L’autre jour ces sportifs, je les ai suivis du regard, ils se poursuivent, sur ce tapis vert, ils appliquent point par point les consignes de leur entraîneur, font des passes… même les femmes le pratiquent. Quel sport guerrier, on attaque, on tire, on arrête, on contre, on touche, on lance… Parmi ces sportifs, il y en a  un qui parle tout le temps, demande aux jeunes filles de prendre le couloir, de faire un crochet, d’éviter les débordements… Je les vois de ma lucarne, après un marquage à la culotte, comme ils disent, ces joueuses utilisent le ciseau pour mettre en danger l’adversaire après un amorti de la poitrine et une jolie combinaison.

Malgré tout, j’ai un faible pour leur jeu de tête, leur passement de jambe, leur couverture de balle. Elles sont respectueuses et ne font pas de réflexion même si elles souffrent d’une expulsion difficile à accepter. De retour sur le terrain, après un repos bien mérité, elles tissent leur toile, quadrillent le terrain, poussent et accouchent d’un magnifique but, le ballon est dans le filet, les courses sont faites. Elles ont finalement trouvé l’ouverture et marqué le sacre de leur victoire.

Ce spectacle se termine, je vais devoir utiliser ces trois couleurs, vertical ou horizontal, dans quel ordre les disposer? BLEU, pour que chacun soit HEUREUX … BLANC, on commence maintenant, ROUGE, ensemble il faut que le monde bouge. Que l’on soit blanc ou noir, chacun le même espoir… Je me propose de leur laisser un drapeau tout banc signe de pureté, de respect.

Pour moi, les mots ont de l’importance, je les écris. Le motif, je le  peins avec l’émotion pour garder le moral. J’aimerais , moi qui ne sais pas travailler l’émail , que les enfants sachent au moins travailler les mots.”

Céline

J’aime l’originalité de ton histoire Antoine, parsemée de jeux de mots tout au long de la partie.
Bravo pour ce but marqué dans les mailles du filet, tissé avec patience, en nous entrainant sur le terrain !
Et cette fin pleine d’espoir … féminin, mais pas que ! Merci beaucoup Antoine, des bises à toi.

Pascal Chambon

Bel hymne à la gente féminine balle au pied mais la tête dans les nuages tricolores…

Juliette

Bel hommage à la beauté des gestes et aux mots qui les habillent de tous leurs sens. Choix très judicieux à chaque fois qui donnent une épaisseur magnifique à ce jeu de ballon Merci Antoine !

NICOLE

Votre agilité et votre virtuosité appliquées au football forcent l’admiration ! Votre texte nous rend proches à la fois de ces jeunes joueuses et de cet artisan appliqué et poète, amoureux des mots et de leur jeux.

Alexandra (Alex)

J’aime la couleurs de ces mots, bravo Antoine, c’est toujours un vrai plaisir de te lire et de pénétrer quelques instants dans une autre réalité.

QUESSON Antoine

Bien joué, Juliette, tes mots sont justes et invitent à la réflexion, je vais essayer de prendre le ballon au rebond et transformer l’essai; ça ne tourne pas toujours bien rond. Je prends donc le mot tôt, me transforme en mot tard et vais travailler ces maudits mots dits.

Juliette

Merci Antoine ! D’autant plus venant de la part d’un spécialiste des mots contre les maux ! À (très ?) bientôt pour la lecture donc !

QUESSON Antoine

La balle est dans votre camp, Juliette.

Juliette

Reprise de volley, de volée, de volet ??? En tout cas j’aime beaucoup, l’attention portée au choix de chaque mot en fonction des joueurs nous donne un panneau blanc aux couleurs d’arc en ciel ! Doux, tendre et efficace dans sa conclusion, merci Antoine pour ce beau moment !

pascal chambon

Bravo Juliette pour cette belle nouvelle, presque un édito qui voudrait alerter les jeunes et innocents gamins d’Afrique des mirages maléfiques du foot. (Si je puis me permettre, la dernière phrase m’est un peu obscure 🙂

Juliette

Dans ma tête, la dernière phrase signifie que migrants comme expatriés sont des gens qui quittent leur pays pour aller chercher fortune dans un autre. Mais les deux mots ont ensuite pris des teintes différentes et cet « exil économique » est encensé dans un sens, mais réprouvé dans l’autre… C’est vrai que la phrase n’est peut-être pas très explicite, disons qu’elle invite à voir aussi les similitudes dans ces deux mots aux réalités très différentes.

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