Night and Rain in Tokyo

Dernier jour de voyage. Le temps presse. Celui que l’on esquive comme un joueur d’escrime, celui que l’on ne peut pas regarder en face, celui qui est trop intimidant pour tenter une rencontre, se transforme soudain pour moi en cadeau de gouttes et de flaques venues du ciel !

Sur les trottoirs le temps presse les piétons, les faisant fuir d’un pas court mais véloce. Encapsulés sous leur bulle de plastique, ils évoluent avec ce mantra qui martèle leur esprit : « Avancer et se mettre à l’abri ».  Le temps presse tout, sauf moi, enguirlandée dans mes vêtements hydrofuges, dont les couleurs criardes me trahissent. Un voyageur est toujours en marge du pays qu’il visite, mais peu importe, le rythme que je m’impose me permet d’exploiter chaque instant, pour ne pas perdre une seule goutte de ce temps, qu'il se compte en secondes ou en millimètres d'eau.

La pluie, je n’ai eu que deux semaines pour lui lancer mes incantations, pour lui formuler mes désirs, pour lui faire des confidences et lui dire que c’est pour la rendre plus belle que je souhaite la rencontrer, lui avouant, les yeux baissés, que ce serait ma « toute première fois ». Vais-je être à la hauteur ?

Me voilà maintenant ancrée là, immobile, observatrice, joyeuse et fébrile à la fois. Mon trépied me sert de point d’appui, ou de bouée, pour ne pas être emportée par la marée humaine qui se déverse dans les rues de Tokyo.  Je savoure tout, de ce fichu temps : l’odeur qu’il dégage, mélangé au bitume encore chaud, la verticalité aggravée de la ville, l’harmonie des sons de chaque goutte qui frappe différents supports : métal, plastique, bâche, sceau. Cet orchestre géant, constitué d’instruments à percussion, oblige les Japonais à hausser la voix qui nous plongerait presque sur une scène de théâtre Nô !

Mais ce que j’attendais le plus et qui se révèle lentement à moi, c’est le déroulement, sous mes pieds, du tapis luisant et chamarré. Une invitation à me laisser séduire. La ville se déshabille. Elle me dévoile son double, son reflet, son âme.

Mon regard plonge dans le viseur de mon appareil photo. Exploration ou protection ? Cet objet me questionne toujours encore sur mes intentions. Mais nous célébrons maintenant ensemble, fidèlement, la pluie, encapsulés, nous aussi sous cette bulle protectrice. Mais le temps presse toujours encore alors je me laisse à présent entrainer dans cette ébullition urbaine pour l’observer sous différents angles. Assoiffée de pluie, voilà ce que je suis devenue !

Combien de temps va-t-elle encore tomber pour assouvir ma naïveté et ma fidélité ?

Car le temps n’a pas d’attaches, il ne connait pas les frontières. Il poursuit sa route céleste et m’abandonne, me laissant seule, plantée dans mes chaussettes mouillées. De lui, ne restent que quelques images d’une vie nocturne, de prismes colorés, de formes fantomatiques, pour me rappeler que sortir de ma zone de confort peut m'offrir de belles rencontres visuelles. Cette rencontre, qui ne fut pas des plus simples, m’a ouverte à de nouveaux horizons. Plus subtils, moins évidents, moins exotiques, mais si beaux, eux aussi, et qui reflètent un quotidien que l'on apprécie en l'observant plus intensément, en ressentant chaque goutte se poser sur soi.

Céline

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Laurent Massot

Aaah les derniers instants, le coeur qui remplit le corps, les sens décuplés… passant, passeur, voyant, voyeur?
Très joli texte qui pour le coup va bien avec les photos.

Antoine QUESSON alias quantinosse

Un texte qui est en lui-même la photographie, tu nous fais voyager, sentir, ressentir l’athmosphère de cette ville, nous y sommes. Une description faîte telle une aquarelle. Nous retrouvons les couleurs de ta palette.
Iso ou asa , le prisme de ton regard nous séduit .BRAVO et MERCI d’ainsi nous faire voyager.

Pascal Chambon

Bien joué Cécile. Très beau texte qui aurait plu à Nougaro, à Gene Kelly et qui sait, peut-être à Noé mais surtout à tous les amoureux de la pluie. Chaque goutte semble une parcelle d’un philtre qui ensorcelle, qui révèle une émotion (même si je me serais bien passé du trépied et de la réalité factuelle de la photographe pour rester dans une cérémonie magique et absolue… Pardon, je n’ai pas pu m’empêcher cette parenthèse critique, pan sur mes doigts 🙂

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