Faites parler les images #5

Portrait d'échange

Sourcils encore sombres sous les rides de son front, chemise à carreaux bien repassée et sourire malicieux ponctué d’un espiègle épi au milieu de ses cheveux blancs, il regardait la vie et les touristes passer depuis le pas de sa porte. Quand j’ai voulu le photographier, il a fait des grands signes me demandant d’attendre avant de foncer à l’intérieur et de ressortir muni d’un compact préhistorique. Si je faisais une photo de lui, il en faisait une de moi. L’arroseur-arrosé ou plutôt, le photographieur-photographié… Sourires, remerciements, poignées de main universelles malgré les mots différents de nos langages respectifs. Sur le coup, je n’ai pas bien compris ses gestes. Il montrait son appareil photo, ensuite le mien, avant de faire tenir une boule imaginaire dans ses deux mains réunies.

Un peu plus tard ce soir-là, en attendant mes nouilles, ces deux mains m’ont assommée d’un bon direct dans l’évidence. Sa photo et ma photo, devant l’objectif et derrière, les deux moitiés du monde réunies entre ses doigts.

Devant et derrière : le monde est coupé en deux par notre regard, avec ou sans appareil photo. Ce qui se passe derrière l’objectif et qu’on montre si peu me chatouille depuis longtemps. Pas les réglages. Les focales et autres filtres, modes ou vitesses de déclenchement, je laisse ça aux techniciens. Mes gourmandises se trouvent plutôt dans les infos accessibles par les odeurs, les sons et le récit. Tout ce qui n’est pas devant, mais derrière l’image.

Pour faire un portrait, il faut être deux. L’un est devant l’objectif et l’autre derrière. Si rien de spécial ne se passe entre ces deux personnes, on aura une image. Elle pourra être techniquement parfaite, cadrage, lumière, arrière-plan soigné, mais elle restera quelconque si rien ne s’est passé entre ces deux personnes, s’il n’y a pas eu d’échange. Un beau portrait, comme une belle photo, raconte une histoire. Un portrait volé ou acheté, le visage d’un enfant enfermé dans un fichier à la sauvette alors qu’on ne songerait pas un instant à voir la photo de nos propres enfants sur le mur de sa maison, ce sera un souvenir. Pas un portrait qui dit la rencontre. Dans un portrait, les arrière-pensées apparaissent au premier plan. En y repensant, je complèterais même la phrase écrite un peu plus haut : pour faire un beau portrait il faut être trois : le photographe, le photographié et l’émotion.

Une photo n’est pas juste belle parce qu’elle dit l’exotisme, quelle est différente de ce qu’on vit d’habitude, elle est belle quand elle raconte une histoire, quand elle nous fait partager une autre vie que la nôtre, qu’elle l’enrichi de sa différence, de son émerveillement, de sa passion. Quand derrière et devant l’objectif se réunissent et se rencontrent, quand un sage en chemise à carreaux bien repassée cajole dans ses mains en cocons les deux moitiés réunies du monde.

Juliette Derimay

Faites parler les images #5

Voici le prochain atelier d'écriture animé par Juliette avec une nouvelle image.

Si vous souhaitez relire le principe; rendez-vous ici.

"Une succession de mots, une phrase, un ou plusieurs paragraphes, 2000 signes maximum (soit environ 400 mots), voici l’espace que je vous offre pour vous exprimer ici.

Ma photographie ne comprendra ni lieu ni date, afin de ne pas influencer votre histoire, votre ressenti vis-à-vis de la scène, des couleurs, ou de l’ambiance qu’elle dégage.

Vous pouvez publier de manière tout à fait anonyme en laissant un pseudonyme par exemple. Sachez également que l’adresse email, requise pour envoyer le commentaire, ne sera ni publiée ni diffusée, selon le respect de la loi sur la protection des données (GDPR).

A très vite pour découvrir vos mots.

Céline

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